RETOUR à l'accueil

Extrait : Ci-gît Las Vegas, ville postmoderne

Victime de la sécheresse et des abus, la cité du jeu et du gaspillage par excellence n’est plus, conte l’auteur catastrophiste à succès Alan Weisman.

"A la fin des années 2020, les tensions s’aggravent dans le Nevada, et c’est Las Vegas qui cède. La sécheresse chronique qui sévit dans les montagnes Rocheuses a pour conséquence une baisse de la pluviométrie et un recul de la couverture neigeuse. Résultat : le lac Mead ne se remplit plus. Les turbines du barrage qui retient les eaux de ce réservoir artificiel cessent de tourner et donc de produire de l’électricité. Pis encore, quelque 25 millions d’usagers situés en aval, en Californie et ailleurs, réclament à cor et à cri qu’on leur distribue le peu d’eau encore accumulée derrière le célèbre barrage Hoover. Dans un ultime sursaut de vitalité, l’Etat du Nevada se bat pour qu’on le laisse pomper la part des eaux du fleuve Colorado qui, jusque-là, était réservée à l’approvisionnement de Denver. La capitale de l’Etat du Colorado, plaident les responsables du Nevada, pourrait en effet capter les eaux de la rivière Platte, traditionnellement consommée par les habitants du Nebraska et du Kansas, dans la mesure où ces deux Etats pourraient très bien bénéficier des bienfaits du Mississippi… Mais ce formidable ensemble de grands projets en cascade tombe vite à l’eau. D’aucuns prédisent en effet des coûts astronomiques et des discussions sans fin, voire un conflit armé entre Etats de l’Union, chacun veillant jalousement sur ses ressources hydrographiques.

Aussi a-t-on décidé d’ouvrir les évacuateurs de crues du barrage Hoover. Et ce qui reste du lac de retenue s’écoule peu à peu vers Los Angeles, San Diego, Phoenix et le Mexique (qui avait menacé de détourner les affluents du Rio Grande s’il ne recevait pas sa part du gâteau). Vegas, la métropole scintillante, tente de construire un réseau de conduites pour récupérer l’eau de puits artésiens situés à plus de 400 kilomètres au nord ! Mais ces ressources finissent elle aussi par s’épuiser sous l’effet d’une sécheresse implacable. Finalement, vers le milieu des années 2030, la ville qui a longtemps eu la plus forte croissance démographique des Etats-Unis doit accepter de rendre les armes.

Les pelouses verdoyantes autour du Jardin des dieux de l’hôtel Caesar’s Palace font place à une croûte désertique. Une fois arrêtés les systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte, les lauriers et les cyprès italiens taillés au cordeau d’antan dépérissent. Ils sont remplacés par d’austères arbustes du désert Mojave, comme le créosotier ou l’ambroisie, qui parsèment le paysage mêlés aux hautes tiges du brome rouge. Ce dernier est un intrus venu d’Europe, une graminée particulièrement envahissante qui a été imprudemment introduite par des éleveurs. Le brome rouge pousse dès le début du printemps, accaparant l’eau des rares pluies, sans laisser aucune chance aux espèces autochtones. En ville, les murs en plâtre des casinos à l’abandon se fissurent et pèlent, et des pans entiers de stuc se détachent dans la chaleur du désert, où les températures dépassent désormais régulièrement les 50 °C en juillet et en août. (Même si Las Vegas est vidée de ses habitants, la chaussée crée toujours le phénomène dit d’îlot de chaleur, goudron et béton retenant suffisamment de chaleur la nuit pour aboutir à des températures diurnes de plusieurs degrés supérieures à celles du désert environnant.) Les foules humaines cèdent la place aux reptiles – iguanes du désert et chuckwallas massifs – qui pullulent dans tous les recoins. Les tortues du désert, autrefois si tragiquement vulnérables face aux automobilistes pressés, sont également de retour.

Curieusement, la source hydrographique originelle de Las Vegas fait elle aussi une modeste réapparition : les pluies sporadiques dans les montagnes entourant la ville alimentent progressivement de nouveau les anciennes sources artésiennes. Alors, les revoilà qui rejaillissent et, sous leur pression, la chaussée craquelée se casse et des fissures se forment, provoquant le gondolement et l’effondrement de plusieurs sections de l’échangeur de l’autoroute I-15 et de la route nationale 95. C’est là que s’arrêtent les autocars qui font en une journée le trajet depuis Los Angeles, pour laisser descendre les touristes qui, poussés par la nostalgie ou par une curiosité morbide, se rendent toujours à Las Vegas, non plus pour s’adonner au jeu, mais pour s’extasier devant cette étrange ville fantôme postmoderne. Privée de ses enseignes criardes, de ses plantes tropicales importées et de ses néons, dans la lumière éblouissante du désert, Las Vegas n’est plus que l’ombre d’elle-même, incarnation biblique du surnom officiel qu’elle avait osé se donner : “Sin City”, la ville du vice et du péché. La colère qui avait détruit Sodome et Gomorrhe n’a pu laisser un champ de ruines plus désolant que celui de Las Vegas".

- Pour en savoir plus : Alan Weisman est l’auteur du best-seller The World Without Us (Le monde sans nous), publié en France chez Flammarion en 2007 sous le titre Homo disparitus. Consulter notre article sur ce livre en cliquant ici.

RETOUR à l'accueil