Marielle Dumortier est médecin
du travail. Elle a également écrit Mon médecin du travail. Pour Et voilà le travail,
elle tient une chronique régulière. Nouveau témoignage. Le 15 novembre vers 10 heures les gendarmes ont trouvé
Serge décédé dans sa voiture sur le chemin du retour à son domicile. Depuis 12 ans Serge travaillait, de nuit, comme chef de
quai, dans un entrepôt de stockage de fruits et légumes. Une nouvelle organisation
du travail En janvier, cette entreprise familiale a été rachetée par
un groupe, qui a complètement modifié l’organisation du travail, imposant de
nouvelles règles, obligeant le respect strict de procédures, changeant les
tournées des chauffeurs livreurs, etc. Résultat: les salariés ne s’y retrouvent plus dans tous
ces changements qu’ils ne comprennent pas. Ils sont en difficultés, les
clients sont mécontents, et des marchés se perdent. Ce qui rend les rapports
avec la direction encore plus difficiles. Un salarié très investi Serge très investi dans son travail. Il arrivait toujours
avant l’heure pour préparer le boulot des gars. Et partait toujours après
l’heure. Il fallait bien finir ce que les gars n’avaient pas eu le temps de
faire. Il fallait bien faire les plannings, gérer tout le travail
administratif. Comme si cela ne suffisait pas Serge partait aussi livrer.
Il fallait bien remplacer les gars absents, et Dieu sait que les absences
sont nombreuses dans cette entreprise ! Depuis quelques mois, Serge refusait
d’appeler les gars en repos, afin de remplacer les absents. D’ailleurs ces
derniers souvent ne décrochaient plus leur téléphone. Serge faisait ce qu’il
pouvait pour protéger son équipe En juillet Serge a tenté d’expliquer cela à sa direction.
Il espérait qu’elle comprendrait que les gars étaient à bout, qu’il fallait
embaucher, racheter du matériel, donner une prime, bref reconnaitre tous les
efforts que chacun faisait. Trouble dans la confiance En retour, le directeur a expliqué à Serge qu’il était
trop tendre avec son équipe, que l’on n’était pas au Club Méd,
qu’il fallait pousser les gars pour qu’ils en fassent plus, devenir plus
rentable. Quand au devenir de Serge, « On » n’avait plus confiance
en lui. « On » lui proposait d’aller dans un autre site du groupe à
Je vois Serge le lendemain de cette réunion, il n’allait
pas bien, il vivait cela comme une profonde humiliation et une remise en
cause de son travail, il devait partir en vacances quelques plus tard, je lui
ai proposé de se revoir à la rentrée. En septembre, j’ai revu Serge. Il m’a expliqué que la
direction lui fichait la paix: « comme le travail est fait, ils s’en
foutent ». Mais, comme pour prouver qu’il était indispensable, Serge
s’est mis à travailler encore plus. Mort de stress? Un délégué du personnel m’a appris le décès de Serge, le
16 novembre. J’avoue avoir eu beaucoup de peine. Décédé d’un infarctus,
probablement de stress. Il n’avait aucun autre facteur de risque. L’enquête a
montré qu’il travaillait 12 heures par jours, 7 jours sur 7, sans aucun jour
de repos depuis plus de deux mois. La direction ne m’a pas contactée. Mais beaucoup de
salariés ont demandé à me voir pour dire leur peine et leur désarroi. Début décembre a eu lieu la réunion du CHSCT. Impassible,
le directeur a évoqué la mort de Serge en listant les accidents du travail.
J’ai expliqué la détresse des salariés, et leurs inquiétudes. J’ai demandé à
ce que collectivement les salariés puissent parler de ce drame. J’ai proposé
l’intervention d’une psychologue. Tous les membres du CHSCT ont baissé la
tête, pour retenir leurs larmes. Une charge émotionnelle importante s’est
dégagée. Le directeur m’a répondu qu’il ne voyait pas l’utilité de
tout ça. J’ai insisté, fait des courriers. Aucune prise en charge n’a pu être
organisée dans cette entreprise. Plainte contre l’employeur La famille a porté plainte pour faute inexcusable de
l’employeur. Ledit employeur explique calmement qu’il n’a jamais demandé à
Serge de travailler à ce rythme, que Serge faisait tout ça parce qu’il le
voulait bien et qu’il sait qu’il avait des problèmes dans son couple (ce qui
est faux, d’après ce que je sais). L’entreprise a proposé le poste de Serge en interne. Tout
le monde l’a refusé, sans qu’aucune remise en cause de l’organisation du
travail ne puisse être mise en débat. La semaine dernière un nouveau chef de quai a enfin été
embauché. Il m’a dit être prêt à remettre de l’ordre et à faire travailler
les gars. |